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Il s’était déjà avancé de neuf pages dans le chapitre 7 (Geoffrey et Mme Ramage avaient réussi à sortir Misery de sa tombe au tout dernier moment et à se rendre compte que la jeune femme n’avait aucune idée de qui ils étaient ni même de sa propre identité) lorsque Annie entra dans la chambre. Cette fois-ci, il l’entendit. Paul arrêta de taper, désolé d’être tiré de son rêve.

Elle tenait les six premiers chapitres à la main. Il lui avait fallu moins de vingt minutes pour lire ce qui était son premier jet ; il n’y avait qu’une heure qu’il lui avait remis ce paquet de vingt et une pages. Il l’observa sans ciller, mais non sans remarquer avec un léger intérêt que Annie Wilkes était un peu pâle.

« Eh bien, demanda-t-il. Est-ce que c’est correct ?

— Oui », répondit-elle d’un ton absent, comme si c’était une conclusion acquise d’avance ; ce qui allait de soi pour Paul. « C’est correct, et c’est bon. Très bon. Excitant. Mais c’est macabre, aussi ! Ça ne ressemble à aucun autre des Misery. Cette pauvre femme qui s’écorche les doigts jusqu’à l’os… » Elle secoua la tête et répéta : « Ça ne ressemble à aucun autre des Misery. »

L’homme qui a écrit ces pages était dans un état d’esprit plutôt macabre, figurez-vous, pensa Paul.

« Dois-je continuer ?

— Vous êtes un homme mort si vous ne le faites pas ! » répondit-elle avec un début de sourire.

Paul ne le lui rendit pas. Ce commentaire qu’il aurait autrefois associé à des lieux communs, comme elle a de si bonnes joues qu’on en mangerait, lui paraissait maintenant avoir perdu toute banalité.

Il y avait cependant quelque chose dans la manière dont elle se tenait sur le seuil qui le fascinait. On aurait dit qu’elle craignait un peu de s’avancer, comme si elle risquait de se brûler en l’approchant de trop près. Ce n’était pas cette histoire rocambolesque de personnes enterrées vives qui avait provoqué cette réaction, et il fut assez judicieux pour s’en apercevoir. Non, c’était la différence entre son premier essai et celui-ci. Dans le premier, il y avait eu autant de vie que dans la copie d’un gamin de sixième : « Comment j’ai passé mes vacances d’été. » La nouvelle version était bien différente. La machine tournait à plein régime. Oh, non pas qu’il trouvât particulièrement génial ce qu’il avait écrit : l’histoire ne manquait pas de nerf, mais les personnages étaient toujours aussi stéréotypés et prévisibles ; il lui avait cependant insufflé une certaine énergie, et le feu couvait entre les lignes. Amusé, il se dit : Elle en a senti la chaleur. Je crois qu’elle a peur de s’approcher et de se brûler.

« Eh bien, reprit-il doucement, vous n’aurez pas besoin de me tuer, Annie. J’ai très envie de continuer. Alors pourquoi ne pas s’y mettre tout de suite ?

— Très bien. »

Elle lui apporta les pages, les posa sur la planche et battit rapidement en retraite.

« Voudriez-vous le lire au fur et à mesure ? » demanda-t-il.

Annie sourit.

« Oh oui ! Ce serait presque comme les feuilletons, quand j’étais petite !

— Je ne vous promets pas un suspense brûlant à la fin de chaque chapitre, l’avertit-il. Ce n’est pas comme cela que ça marche.

— Mais pour moi ce sera parfait », répondit-elle avec ferveur. « Je voudrais absolument savoir ce qui arrive dans le chapitre 18, même si à la fin du 17 Misery et Ian sont tranquillement assis dans des fauteuils sous le porche, en train de lire les journaux. J’ai toujours une furieuse envie de savoir ce qui arrive après – surtout ne dites rien ! » ajouta-t-elle précipitamment, comme si Paul se préparait à vendre la mèche.

« Eh bien, en général, je ne montre pas mon travail tant qu’il n’est pas terminé », répondit-il, avec un sourire cette fois. « Mais étant donné que ceci est une situation particulière, je serais heureux de vous le laisser lire chapitre par chapitre. (Et voilà comment ont commencé les mille et une nuits de Paul Sheldon, pensa-t-il.) « Mais je me demandais si vous ne pourriez pas faire quelque chose pour moi.

— Quoi ?

— Remplir tous ces maudits n qui manquent. »

Elle eut un sourire radieux.

« Ce serait un honneur. Je vous laisse tranquille, maintenant. »

Elle hésita au moment de franchir la porte, se retourna et, avec une timidité intense, presque douloureuse, lui fit la seule proposition romanesque qu’elle devait jamais lui adresser : « C’était peut-être une abeille, au fond. »

Il avait déjà les yeux sur la feuille blanche glissée dans la machine ; il cherchait le trou. Il voulait absolument ramener Misery chez Mme Ramage avant d’arrêter, et il regarda Annie avec une impatience qu’il lui cacha soigneusement. « Je vous demande pardon ?

— Une abeille », répéta-t-elle. Il vit une rougeur s’étendre sur son visage et gagner son cou ; bientôt ses oreilles elles-mêmes étaient écarlates. « Une personne sur douze est allergique aux piqûres d’abeille. J’ai vu des tas de cas avant de… de prendre ma retraite d’infirmière. L’allergie peut se manifester de toutes sortes de manières. Une piqûre peut parfois provoquer un état comateux similaire… similaire à ce que l’on appelle… euh… catalepsie. »

Sa rougeur atteignait maintenant des proportions inquiétantes.

Paul examina brièvement cette idée et la rejeta mentalement dans la corbeille des inutilisables. Une abeille aurait pu être à l’origine de l’état de catalepsie de la malheureuse Miss Evelyn-Hyde et de son enterrement fatal ; ça tenait d’autant mieux debout que le drame s’était produit au printemps, dans un jardin, alors précisément qu’elle cueillait des fleurs. Mais il avait déjà décidé d’inventer une cause commune, ou du moins un lien entre les deux fausses morts afin de rendre leur coïncidence crédible, et Misery avait succombé dans sa chambre. Le fait que l’on fût à la fin de l’automne n’était pas en soi un problème ; le problème était la rareté des réactions cataleptiques. Il s’était dit qu’un Fidèle Lecteur n’avalerait pas que deux femmes n’ayant aucun rapport pussent être enterrées vivantes à six mois d’intervalle, suite à un état de catalepsie induit par une piqûre d’abeille.

Il ne pouvait cependant l’expliquer à Annie, et pas seulement parce qu’elle pourrait s’irriter. Il était hors de question de le lui dire car cela la froisserait profondément et en dépit de tout le mal qu’elle lui avait fait, il ne tenait pas à la blesser de cette manière ; on l’avait lui-même blessé ainsi.

Il s’en tira en faisant appel à l’euphémisme habituel des ateliers d’écriture dans ce cas-là : « C’est une possibilité, c’est vrai. Je vais la mettre de côté, mais j’ai déjà mon idée sur la question. Il se peut qu’elle ne cadre pas avec.

— Oh, je comprends cela ! C’est vous l’écrivain, pas moi. Oubliez ce que j’ai dit. Je suis désolée.

— Ne soyez pas ri- »

Mais elle avait disparu, et son pas précipité et lourd était presque celui de quelqu’un qui court. Elle avait pris la direction du salon, et lorsque Paul leva la tête, il ne vit que l’encadrement vide de la porte. Et soudain ses yeux s’agrandirent.

Sur chacun des montants, à environ vingt-cinq centimètres du sol, il y avait une marque noire ; celles qu’avaient laissées, comprit-il aussitôt, les capuchons du moyeu de ses roues, lorsqu’il avait forcé le passage. Jusqu’ici elle ne les avait pas remarquées. Cela faisait presque une semaine et qu’elle n’eût rien vu relevait du miracle. Mais bientôt, demain, peut-être même cet après-midi, elle allait passer l’aspirateur et elles lui sauteraient à la figure.

Elle ne pourrait pas ne pas les voir.

Paul n’écrivit pas grand-chose pendant le reste de la journée.

Le trou dans le papier avait disparu.

 

Misery
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